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nowa huta

Nous sommes en 1946. Cracovie, intellectuelle, universitaire, artiste et résistante aux idées communistes, se voit « proposer » par Joseph Staline la construction d’une usine métallurgique et de sa cité ouvrière : Nowa Huta, la nouvelle fonderie en Polonais. Les travaux débutent en 1949. La fonderie Lénine est inaugurée le 22 juillet 1954. Place centrale, centre-ville et quartiers d’habitation voient le jour dans la même décennie, dans le style du réalisme socialiste.

Témoin de revendications religieuses pour la construction d’une église soutenues par le Cardinal Karol Wojtyla - futur Pape Jean-Paul II - dans les années 60, bastion du syndicat Solidarność et siège de batailles de rues et manifestations en 1982 et 1983 et, enfin, quartier malfamé, symbole rejeté d’une aberration idéologique au tournant des années 90, aujourd’hui Nowa Huta et ses 300 000 habitants se cherchent une identité.

Dans ce quartier-ville aux allures de cité HLM géante, les rêves d’une cité incarnant l’utopie socialiste se sont dilués au fil des décennies ; ne reste que la sobrissime folie architecturale d’une page de l’Histoire. Les habitants se sont réapproprié les lieux, ils ont fini par habiter résolument le cadre de béton et de bitume, à minimiser le monumental, à couvrir le gris de mille couleurs, pour y vivre, tout simplement, sans trop s’encombrer des éventuelles questions nostalgiques. Et parfois, au détour d’un regard, on peut lire quelques mots de cette page d’histoire qui s’oublie peu à peu.

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1946. Krakow. Intellectual, academic, artistic and resistant Krakow is "given" by Joseph Stalin a steel factory and its workers' city: Nowa Huta –  the new foundry in Polish. Works began in 1949. The Lenin Foundry was inaugurated on July 22nd, 1954. The central square, city center and residential areas were created in the same decade, in the style of socialist realism.

 

A witness to religious demands for the construction of a church, supported by Cardinal Karol Wojtyla - future Pope John Paul II - in the 1960s, stronghold of the Solidarność trade union and seat of street battles and demonstrations in 1982 and 1983 and, finally, a disreputable district, a rejected symbol of an ideological aberration at the turn of the 90s –  today Nowa Huta and its 300,000 inhabitants are building an identity.

 

In this neighborhood-city that looks like a giant council estate, the dream of a city embodying a socialist utopia has been diluted over the decades; the crazy yet practical architecture remains. The inhabitants reclaimed the place, they ended up resolutely inhabiting the dull concrete setting, minimizing the monumental, covering the grayness with a thousand colors, with no other reasons but life, without bothering too much with any questions, nostalgia or relief. And sometimes, at a glance, you can read a few words from this page of a history book that is gradually being painted over.

Carnets...

 

15.VI.2013. Ma dernière image de Cracovie sera donc celle-là. Rêve socialiste d’ordre et de béton alphabétisé. Nowa Huta. J’aimais bien traduire ce nom, Nowa Huta, par « nouvelle maison », il y avait quelque chose de rassurant, logique, poétique. Mais Nowa Huta, c’est la nouvelle aciérie, celle voulue par l’Union Soviétique des années 60.

Je ne voulais pas y venir. Peur de ne rien y trouver qu’une grise banlieue inhospitalière. Peur d’y perdre un temps dont je ne savais que faire. Peur du vide. Les façades colorées et les vieux pavés autour du Rynek dans le centre sont tellement plus… jolis.

Par ennui peut-être, je monte dans le tram numéro 4. Pendant trente minutes, je laisse les vitres du tram dérouler le film suranné d’une sortie de ville. J’entends lointains, l’acier des aiguillages, le caoutchouc et les pistons des portes-accordéons et quelques éclats de voix de ci de là en syllabes imprononçables. Du centre vers la banlieue. De l’éternelle carte postale vers le vieux bouquin jamais réédité. Du cœur vers l’ailleurs. Tous les deux ou trois arrêts, je me lève pour aller vérifier la carte placardée des lignes de tram et tenter en vain de mémoriser l’ordre et le nom des stations à venir. Revenu à mon siège, cherchant à justifier le voyage, égaré en syllogismes, j’en oublie de lire le nom de l’arrêt. Je ne me sens nulle part, et avec une destination si floue, sans nul doute impossible à rejoindre. Ça n’est pas plus mal après tout. Vaguement étrange étranger.

A l’approche de ce qui porrait ressembler à mes pauvres fantaisies, je me décide à quitter mon tram incertain. Là, sur le quai, sortant une cigarette, je demande mon chemin. L’homme d’abord me tend du feu, avant de comprendre ma drôle de question. C’est ici. – je me souviens du centre d’une petite ville floridienne où ma voiture était tombée en panne, j’avais demandé à un habitant incrédule où pouvait bien se trouver le Downtown.

Devant la banalité conforme qui m’entoure, je n’ose sortir mon appareil photo, me disant que je passerais au mieux pour un illuminé. Je peste un instant de n’avoir pas pris la peine de lire la page que mon guide consacrait à l’endroit, pour savoir envoyer mes pas dans une direction moins aléatoire. Barres de bétons grises, bagnoles, gravillons. Mes angoisses prennent corps. Alors j’avançe, vaguement guidé par l’intuition du hasard. Devant une porte de garage ouverte affichant une playmate de magazine, je sors l’appareil et déclenche, à la dérobée. Un type y répare une moto sous les crachouillis d’une radio. Il y a là quelque chose de rassurant. J’aurais pu prendre cette photo à Toulouse, Londres ou Miami. J’avance encore jusqu’à me trouver nez à nez avec un gigantesque plan de la ville dans la ville. Lisant les plaques alentours, j’identifie le bloc, B-33, mais demeure bien incapable de préciser davantage ma position. Un enfant sur un tricycle approche, suivi d’un jeune couple. Arrivés à ma hauteur, je les appelle à l’aide pour qu’ils posent mon doigt sur un you are here oublié du cartographe symétrico-maniaque.

A ce moment-là, commencent à s’échapper de moi le vide et l’inutile, l’errance et la perte. L’anglais irréprochable du monsieur, le sourire de l’épouse, la conscience des points cardinaux, le soleil soudain plus vaporeux entre les bâtiments. Je ne m’attendais à rien de bien précis en venant ici, mais je n’avais pas imaginé que l’on pouvait y sourire. Naïveté de voyageur du dimanche sans doute.

J’abandonne peu à peu tous les clichés escomptés de verticales grises, droites et austères, de lignes de fuite parallèles à jamais se rejoindre, de volumes immenses inhabités inhabitables. Immiscé dans un quotidien n’attendant ni rien ni personne, partant de la Plaç Centralny débouléninée en 89, sous les rayons obliques d’un soleil tranquille d’une fin d’après-midi printanière, loin du monument passéiste imaginé, je prends un plaisir rare à regarder les gens vivre, comme moi dans un ailleurs de splendide banalité. Grand-mère donnant la becquée à sa petite fille, étudiante de retour de l’université, gamins en rollers, grand-père en costume, serveuse à la robe bleue électrique. Nowa Huta n’est plus qu’un nom parmi d’autres, un joli nom, le nom d’un quartier de la ville, ni plus ni moins nostalgique ou soucieux qu’un autre, un nom comme un autre, qui ne se traduit pas.

 

 

28.IV.2015. Mythes & légendes. J’ai rencontré Michal ce soir à l’auberge. Il parle français parce qu’il a passé deux ans à Dijon, avec sa mère, assistante de polonais à l’université. Au fil de la discussion, j’ai envisagé la coïncidence.

Michal me parlait de la multinationale pour laquelle il espérait travailler bientôt dans le nord de la ville. Je sais bien que Nowa Huta est à l’Est. Je lui ai demandé si c’était près de Nowa Huta. Non, bien sûr, mais c’est là qu’il habite. Il m’a proposé de visiter avec lui, j’ai pris son numéro. Le hasard n’y est pour rien.

Nous avons parlé une minute de Nowa Huta, cinq ou six phrases. Juste le temps pour Michal de me dire que les légendes n’existent pas. Celle qui dit, par exemple, que les bâtiments ont été pensés pour faire face à une attaque ou une invasion, qu’ils fourmillent de corridors et de passages secrets, de tunnels entre les coursives. Rien de tout ça, a dit Michal, un mythe !

La légende s’évapore encore un peu et Nowa Huta devient normalité.

Il y a deux ans, en venant, j’avais écrit quelques lignes qui s’achevaient sur le bête constat que les gens vivaient ici. Des enfants sur tricycles, des mamies sur des bancs, des amoureux en balade. Plus j’approche et plus je sens cette normalité. Il n’y a rien à voir à Nowa Huta. Les fantasmes se dissolvent et ne restent rien que ces huit lettres. J’ai plus que jamais envie de voir Nowa Huta.

4.V.2015. Tram #10. Plaç Centralny. Nowa Huta ça ne ressemble pas à il y a deux ans. La place est en travaux. A peine sorti du tram, je m’assoie sur un banc ; tant pis pour les marteaux-piqueurs. J’ai un nœud au ventre. Il y a longtemps que je voulais revenir. Sur un autre banc, à quelques mètres, une vieille dame est assise, cheveux gris, brushing impeccable, rouge à lèvres, qui regarde ses pieds. Ce sera ma première photo à Nowa Huta. La première, celle que je ne ferai pas, en y repensant plus tard évidemment, photo égoïste. La plus importante souvent, celle qu’on ne fait pas, et qui reste à jamais. Préambule invisible. J’écris en mangeant un de ces petits pains ronds vendus dans ces mini-roulottes à chaque coin de rue, et dont j’ignore le nom. Les pigeons me tournent autour et les habitants passent. J’irais bien manger quelque chose dans un milk bar dont j’ai lu du bien, mais je ne m’y retrouve pas dans ces lettres et ces chiffres socialistes qui codent les adresses. J’ai du mal à m’arracher de mon banc comme un amoureux qui a un rendez-vous et recule au dernier moment. Ma deuxième photo, celle que je ferai en vrai, se met en place, se dessine sous les arcades grises, en rouge et en blanc.

Aleja Solidarnosci. Au hasard. Pour éviter la place centrale, là où je m’étonnais de voir la vie il y a peu. J’avance très doucement, comme allégé d’une gravité. En m’asseyant de temps en temps sur un banc et en écrivant cela, je crois mettre en fuite cette impression d’autre planète, terra incognita – photo d’un enfant à vélo, signe à la maman, qui sourit.

Toujours aussi difficile de me lever du banc et de marcher. Je me demande si je ne vais pas renoncer aux pauses, sous peine d’immobilité. Il y a ceux qui défendent l’immobilité patiente. Parfois oui. Pas aujourd’hui. Je voudrais avancer.

Je repars au hasard. C’est toujours pareil, j’ai lu avant de venir. Mon esprit a imprimé l’éventail de carte. J’avais un plan. Comme un rendez-vous. Il me semble, des itinéraires, des trucs à aller voir. C’est peut-être mieux ainsi. Drôle d’impression quand même, quand vos pieds vont où vous ne savez pas. Vieilles dames et vieux monsieurs, sur des bancs encore, à manger des glaces en tournant leur canne, regard perdu. Je leur demanderais bien une photo, mais ils vont poser, sourire et rentrer le ventre. Je n’ose la voler.

Mes pieds ont l’air de s’amuser à ce jeu d’enfant où l’on dessine une maison barrée d’une croix sans lever la pointe du stylo. Le hasard ressemble à ce jeu dans les triangles du plan de Nowa Huta. Je suis perdu, et me voilà devant un milk bar, un autre. Et cette antique enseigne Restauracja. J’y reviendrai tout à l’heure.

Ça devrait aller : je suis assis sur un muret et me sens ici. Je n’ai aucune idée de l’heure. Vers les deux heures trente, je dirais. Quinze heures dix-neuf. La voix, dans mon dos, c’est une jeune femme à son téléphone, qui s’évente avec un journal. Des gens entrent et sortent du milk bar, bar mleczny. Une femme en rose avec sa fille, une dame au chignon avec des fleurs sur les manches, la jeune femme au téléphone que je n’entendais plus et que je n’avais pas vu entrer, un homme qui se plante devant moi d’un air mécontent et s’en va, étrange. Je lui ai souri. Un monsieur, pantalon noir à pinces, veste blazer de velours, coiffé au peigne, petites lunettes rondes. J’entre.

Je commande des pierogi ruskie et une compot, boisson infusée de fruits, et je m’assois seul à une table, comme les quatre autres que j’avais regardé entrer. Impression d’être sur un plateau de cinéma, décor et figurants. Le monsieur en costume mange tristement et sors son pied de sa chaussure. Milk bar, sorte de cafeteria du début du vingtième siècle, prix très bas, cinq ou six fois moins cher qu’en ville. Mais pas de piwo ! Au moins j’aurais fait rire la serveuse qui veut bien d’une photo avant que je parte, mais « nie klienci », pas les clients, hein !

Où je me suis assis, des enfants jouent dans le parc, balançoires et toboggans. Au cœur de chaque bloc, triangulaire, carré, semi-circulaire, ou presque, il y a des étendoirs à linge, des garages et une aire de jeux pour enfants. De gros corbeaux chantent ou crient. Il y en a partout. J’en prends un en photo sur un faux balcon, et le trouve à la longue un peu figé, médusé devant les enfants qui jouent et crient, ou bêtement en plastique.

Bientôt l’heure de reprendre un tram vers la vieille ville et ses joyaux. Mes pieds me font mal. Tram #2 tram #24, à pieds, Ulica Szewska, rue piétonne du centre au nom imprononçable, j’y travaille. MultiQulti, bar à la mode. Un peu caché, fond de cours, premier étage, fenêtres sur rue. Pinte de bière à 9 zlote, deux fois le prix de mon repas de 15h- drôle de chose.

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